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Entre Ombres et Lumière – Germaine de Staël dans ‘Dix années d’exil’ (EP1)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Germaine de Staël dans 'Dix années d'exil' (EP1)
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Germaine de Staël dans Dix années d’exil: la colère de la baronne n’a d’égale que son désespoir face aux circonstances tragiques qui entourent la publication de De l’Allemagne. Alors qu’elle travaille aux corrections du troisième volume à Chaumont-sur-Loire, en septembre 1810, l’œuvre, jugée suspecte par la police de Napoléon, est supprimée et mise au pilon. Son auteure, déjà interdite de séjour à moins de quarante lieues de la capitale, est expulsée de France et bannie de tous les territoires sous domination française, hormis Coppet et Genève.

Dans ce 1er épisode, écouter ces passages du livre ‘Dix années d’exil’ de l’auteure suisse Germaine de Staël:

  • CHAPITRE PREMIER: Causes de l’animosité de Bonaparte contre moi.
  • CHAPITRE II: Commencements de l’opposition dans le Tribunat. – Premières persécutions à ce sujet. – Fouché.
  • CHAPITRE III: Système de fusion adopté par Bonaparte. – Publication de mon ouvrage sur la Littérature.
  • CHAPITRE IV : Conversation de mon père avec Bonaparte. – Campagne de Marengo


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE PREMIER : Causes de l’animosité de Bonaparte contre moi.

Ce n’est point pour occuper le public de moi que j’ai résolu de raconter les circonstances de dix années d’exil : les malheurs que j’ai éprouvés, avec quelque amertume que je les aie sentis, sont si peu de chose au milieu des désastres publics dont nous sommes témoins, qu’on aurait honte de parler de soi, si les événements qui nous concernent n’étaient pas liés à la grande cause de l’humanité menacée. L’empereur Napoléon, dont le caractère se montre tout entier dans chaque trait de sa vie, m’a persécutée avec un soin minutieux, avec une activité toujours croissante, avec une rudesse inflexible ; et mes rapports avec lui ont servi à me le faire connaître, longtemps avant que l’Europe eût appris le mot de cette énigme.

Je n’entre point dans le récit des faits qui ont précédé l’arrivée de Bonaparte sur la scène politique de l’Europe : si j’accomplis le dessein que j’ai formé d’écrire la vie de mon père, je dirai ce que j’ai vu de ces premiers jours de la Révolution, dont l’influence a changé le sort de tout le monde. Je ne veux retracer maintenant que la part qui me concerne dans ce vaste tableau. Mais, en jetant de ce point de vue si borné quelques regards sur l’ensemble, je me flatte de me faire souvent oublier en racontant ma propre histoire.

Le plus grand grief de l’empereur Napoléon contre moi, c’est le respect dont j’ai toujours été pénétrée pour la véritable liberté. Ces sentiments m’ont été transmis comme un héritage ; et je les ai adoptés dès que j’ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent, et sur les belles actions qu’ils inspirent. Les scènes cruelles qui ont déshonoré la Révolution française n’étant que de la tyrannie sous des formes populaires, n’ont pu, ce me semble, faire aucun tort au culte de la liberté. L’on pourrait, tout au plus, s’en décourager pour la France ; mais, si ce pays avait le malheur de ne savoir posséder le plus noble des biens, il ne faudrait pas pour cela le proscrire sur la terre. Quand le soleil disparaît de l’horizon des pays du Nord, les habitants de ces contrées ne blasphèment pas ses rayons, qui luisent encore pour d’autres pays plus favorisés du ciel.

Peu de temps après le 18 Brumaire, il fut rapporté à Bonaparte que j’avais parlé dans ma société contre cette oppression naissante, dont je pressentais les progrès aussi clairement que si l’avenir m’eût été révélé. Joseph Bonaparte, dont j’aimais l’esprit et la conversation, vint me voir, et me dit : « Mon frère se plaint de vous. — Pourquoi, m’a-t-il répété hier, pourquoi Mme de Staël ne s’attache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu’est-ce qu’elle veut ? le payement du dépôt de son père : je l’ordonnerai ; le séjour de Paris ? je le lui permettrai. Enfin, qu’est-ce qu’elle veut ? — Mon Dieu, répliquai-je, il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense. » J’ignore si cette réponse lui a été rapportée ; mais je suis bien sûre au moins que, s’il l’a sue, il n’y a attaché aucun sens ; car il ne croit à la sincérité des opinions de personne : il considère la morale en tout genre comme une formule qui ne tire pas plus à conséquence que la fin d’une lettre ; et, de même qu’après avoir assuré quelqu’un qu’on est son très humble serviteur, il ne s’ensuit pas qu’il puisse rien exiger de vous, Bonaparte croit que, lorsque quelqu’un dit qu’il aime la liberté, qu’il croit en Dieu, qu’il préfère sa conscience à son intérêt, c’est un homme qui se conforme à l’usage, qui suit la manière reçue pour expliquer ses prétentions ambitieuses, ou ses calculs égoïstes. La seule espèce des créatures humaines qu’il ne comprenne pas bien, ce sont celles qui sont sincèrement attachées à une opinion, quelles qu’en puissent être les suites ; Bonaparte considère de tels hommes comme des niais, ou comme des marchands qui surfont, c’est-à-dire qui veulent se vendre trop cher. Aussi, comme on le verra par la suite, ne s’est-il jamais trompé dans ce monde que sur les honnêtes gens, soit comme individus, soit surtout comme nations.

CHAPITRE II : Commencements de l’opposition dans le Tribunat. – Premières persécutions à ce sujet. – Fouché.

Quelques tribuns voulaient établir dans leur assemblée une opposition analogue à celle d’Angleterre, et prendre au sérieux la Constitution, comme si les droits qu’elle paraissait assurer n’avaient eu rien de réel, et que la division prétendue des corps de l’État n’eût pas été une simple affaire d’étiquette, une distinction entre les diverses antichambres du Consul, dans lesquelles des magistrats de différents noms pouvaient se tenir. Je voyais avec plaisir, je l’avoue, le petit nombre de tribuns qui ne voulaient point rivaliser de complaisance avec les conseillers d’État, je croyais surtout que ceux qui précédemment s’étaient laissé emporter trop loin dans leur amour pour la république se devaient de rester fidèles à leur opinion, quand elle était devenue la plus faible et la plus menacée.

L’un de ces tribuns, ami de la liberté, et doué d’un des esprits les plus remarquables que la nature ait départis à aucun homme, M. Benjamin Constant, me consulta sur un discours qu’il se proposait de faire pour signaler l’aurore de la tyrannie : je l’y encourageai de toute la force de ma conscience. Néanmoins, comme on savait qu’il était un de mes amis intimes, je ne pus m’empêcher de craindre ce qu’il pourrait m’en arriver. J’étais vulnérable par mon goût pour la société. Montaigne a dit jadis : Je suis Français par Paris ; et s’il pensait ainsi il y a trois siècles, que serait-ce depuis que l’on a vu réunies tant de personnes d’esprit dans une même ville, et tant de personnes accoutumées à se servir de cet esprit pour les plaisirs de la conversation ? Le fantôme de l’ennui m’a toujours poursuivie ; c’est par la terreur qu’il me cause que j’aurais été capable de plier devant la tyrannie, si l’exemple de mon père, et son sang qui coule dans mes veines, ne l’emportaient pas sur cette faiblesse. Quoi qu’il en soit, Bonaparte la connaissait très bien ; il discerne promptement le mauvais côté de chacun ; car c’est par leurs défauts qu’il soumet les hommes à son empire. Il joint à la puissance dont il menace, aux trésors qu’il fait espérer, la dispensation de l’ennui, et c’est aussi une terreur pour les Français. Le séjour à quarante lieues de la capitale, en contraste avec tous les avantages que réunit la plus agréable ville du monde, fait faiblir à la longue la plupart des exilés, habitués dès leur enfance aux charmes de la vie de Paris.

La veille du jour où Benjamin Constant devait prononcer son discours, j’avais chez moi Lucien Bonaparte, MM. ***, ***, ***, ***, et plusieurs autres encore, dont la conversation, dans les degrés différents, a cet intérêt toujours nouveau qu’excitent et la force des idées et la grâce de l’expression. Chacun, Lucien excepté, lassé d’avoir été proscrit par le Directoire, se préparait à servir le nouveau gouvernement, en n’exigeant de lui que de bien récompenser le dévouement à son pouvoir. Benjamin Constant s’approche de moi, et me dit tout bas : « Voilà votre salon rempli de personnes qui vous plaisent : si je parle, demain il sera désert : pensez-y. — Il faut suivre sa conviction », lui répondis-je. L’exaltation m’inspira cette réponse ; mais, je l’avoue, si j’avais prévu ce que j’ai souffert à dater de ce jour, je n’aurais pas eu la force de refuser l’offre que M. Constant me faisait de renoncer à se mettre en évidence pour ne pas me compromettre.

Ce n’est rien aujourd’hui, sous le rapport de l’opinion, que d’encourir la disgrâce de Bonaparte ; il peut vous faire périr, mais il ne saurait entamer votre considération. Alors, au contraire, la nation n’était point éclairée sur ses intentions tyranniques ; et comme chacun de ceux qui avaient souffert de la Révolution espérait de lui le retour d’un frère ou d’un ami, ou la restitution de sa fortune, on accablait du nom de jacobin quiconque osait lui résister ; et la bonne compagnie se retirait de vous en même temps que la faveur du gouvernement ; situation insupportable, surtout pour une femme, et dont personne ne peut connaître les pointes aiguës, sans l’avoir éprouvée.

Le jour où le signal de l’opposition fut donné dans le Tribunat par l’un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d’excuse à cinq heures ; je supportai assez bien le premier, le second ; mais à mesure que ces billets se succédaient, je commençais à me troubler. Vainement j’en appelais à ma conscience, qui m’avait conseillée de renoncer à tous les agréments attachés à la faveur de Bonaparte ; tant d’honnêtes gens me blâmaient, que je ne savais pas m’appuyer assez ferme sur ma propre manière de voir. Bonaparte n’avait encore rien fait de précisément coupable ; beaucoup de gens assuraient qu’il préservait la France de l’anarchie ; enfin, si dans ce moment il m’avait fait dire qu’il se raccommodait avec moi, j’en aurais eu plutôt de la joie ; mais il ne veut jamais se rapprocher de quelqu’un sans en exiger une bassesse ; et, pour déterminer à cette bassesse, il entre d’ordinaire dans des fureurs de commande qui font une telle peur qu’on lui cède tout. Je ne veux pas dire par là que Bonaparte ne soit pas vraiment emporté ; ce qui n’est pas calcul en lui est de la haine, et la haine s’exprime d’ordinaire par la colère ; mais le calcul est tellement le plus fort, qu’il ne va jamais au-delà de ce qu’il lui convient de montrer, suivant les circonstances et les personnes. Un jour un de mes amis le vit s’emporter avec violence contre un commissaire des guerres qui n’avait pas fait son devoir : à peine ce pauvre homme fut-il sorti tout tremblant, que Bonaparte se retourna vers un de ses aides de camp, et lui dit en riant : « J’espère que je lui ai fait une belle frayeur » ; et l’on aurait pu croire l’instant d’auparavant qu’il n’était plus maître de lui-même.

Quand il convint au Premier Consul de faire éclater son humeur contre moi, il gronda publiquement son frère aîné, Joseph Bonaparte, sur ce qu’il venait dans ma maison. Joseph se crut obligé de n’y pas mettre les pieds pendant quelques semaines, et son exemple fut le signal que suivirent les trois quarts des personnes que je connaissais. Ceux qui avaient été proscrits le 18 fructidor prétendaient qu’à cette époque j’aurais eu le tort de recommander à Barras M. de Talleyrand pour le ministère des affaires étrangères, et ils passaient leur vie chez le même M. de Talleyrand, qu’ils m’accusaient d’avoir servi. Tous ceux qui se conduisaient mal envers moi se gardaient bien de dire qu’ils obéissaient à la crainte de déplaire au Premier Consul ; mais ils inventaient chaque jour un nouveau prétexte qui pût me nuire, exerçant toute l’énergie de leurs opinions politiques contre une femme persécutée et sans défense, et se prosternant aux pieds des plus vils jacobins, dès que le Premier Consul les avait régénérés par le baptême de la faveur.

Le ministre de la police, Fouché, me fit demander, pour me dire que le Premier Consul me soupçonnait d’avoir excité celui de mes amis qui avait parlé dans le Tribunat. Je lui répondis, ce qui assurément était vrai, que M. Constant était un homme d’un esprit trop supérieur pour qu’on pût s’en prendre à une femme de ses opinions, et que d’ailleurs le discours dont il s’agissait ne contenait absolument que des réflexions sur l’indépendance dont toute assemblée délibérante doit jouir, et qu’il n’y avait pas une parole qui dût blesser le Premier Consul personnellement. Le ministre en convint. J’ajoutai encore quelques mots sur le respect qu’on devait à la liberté des opinions dans un Corps législatif, mais il me fut aisé de m’apercevoir qu’il ne s’intéressait guère à ces considérations générales : il savait déjà très bien que sous l’autorité de l’homme qu’il voulait servir, il ne serait plus question de principes, et il s’arrangeait en conséquence. Mais comme c’est un homme d’un esprit transcendant en fait de révolution, il avait déjà pour système de faire le moins de mal possible, la nécessité du but admise. Sa conduite précédente ne pouvait en rien annoncer de la moralité, et souvent il parlait de la vertu comme d’un conte de vieille femme. Néanmoins une sagacité remarquable le portait à choisir le bien comme une chose raisonnable, et ses lumières lui faisaient parfois trouver ce que la conscience aurait inspiré à d’autres. Il me conseilla d’aller à la campagne, et m’assura qu’en peu de jours tout serait apaisé. Mais à mon retour, il s’en fallait de beaucoup pour que cela fût ainsi.

CHAPITRE III : Système de fusion adopté par Bonaparte. – Publication de mon ouvrage sur la Littérature

Tandis qu’on a vu les rois chrétiens prendre deux confesseurs pour faire examiner de plus près leur conscience, Bonaparte s’était choisi deux ministres, l’un de l’ancien et l’autre du nouveau régime, dont la mission était de mettre à sa disposition les moyens machiavéliques des deux systèmes contraires.

Bonaparte suivait, dans toutes ses nominations, à peu près la même règle, de prendre, pour ainsi dire, tantôt à droite, tantôt à gauche ; ou, en d’autres termes, de choisir alternativement ses agents parmi les aristocrates et parmi les jacobins : le parti mitoyen, celui des amis de la liberté, lui plaisait moins que tous les autres, parce qu’il était composé du petit nombre d’hommes qui, en France, avaient une opinion. Il aimait mieux avoir affaire à ceux qui étaient attachés à des intérêts royalistes, ou déconsidérés par des excès populaires. Il alla jusqu’à vouloir nommer conseiller d’État un conventionnel souillé des crimes les plus vils de la Terreur ; mais il en fut détourné par le frissonnement de ceux qui auraient eu à siéger avec lui. Bonaparte eût aimé à donner cette preuve éclatante qu’il pouvait tout régénérer, comme tout confondre.

Ce qui caractérise le gouvernement de Bonaparte, c’est un mépris profond pour toutes les richesses intellectuelles de la nature humaine : vertu, dignité de l’âme, religion, enthousiasme, voilà quels sont, à ses yeux, les éternels ennemis du continent, pour me servir de son expression favorite : il voudrait réduire l’homme à la force et à la ruse, et désigner tout le reste sous le nom de bêtise ou de folie. Les Anglais l’irritent surtout, parce qu’ils ont trouvé le moyen d’avoir du succès avec de l’honnêteté, chose que Napoléon voudrait faire regarder comme impossible. Ce point lumineux du monde a offusqué ses yeux dès les premiers jours de son règne ; et, ne pouvant atteindre l’Angleterre par ses armes, il n’a cessé de diriger contre elle toute l’artillerie de ses sophismes.

Je ne crois pas que Bonaparte, en arrivant à la tête des affaires, eût formé le plan de la monarchie universelle ; mais je crois que son système était ce qu’il a déclaré lui-même à un homme de mes amis, peu de jours après le 18 Brumaire : « Il faut, lui dit-il, faire quelque chose de nouveau tous les trois mois, pour captiver l’imagination de la nation française ; avec elle, quiconque n’avance pas est perdu. » Il s’était promis d’empiéter chaque jour sur la liberté de la France, et sur l’indépendance de l’Europe ; mais sans perdre de vue le but, il savait se prêter aux circonstances ; il tournait l’obstacle, quand cet obstacle était trop fort ; il s’arrêtait tout court, quand le vent contraire était trop violent. Cet homme, si impatient au fond de lui-même, a le talent de rester immobile quand il le faut ; il tient cela des Italiens, qui savent se contenir pour atteindre le but de leur passion, comme s’ils étaient de sang-froid dans le choix de ce but. C’est par l’art d’alterner entre la ruse et la force qu’il a subjugué l’Europe ; au reste, c’est un grand mot que l’Europe. En quoi consistait-elle alors ? en quelques ministres, dont aucun n’avait autant d’esprit que beaucoup d’hommes pris au hasard dans la nation qu’ils gouvernaient.

Vers le printemps de l’année 1800, je publiai mon ouvrage sur la Littérature, et le succès qu’il obtint me remit tout à fait en faveur dans la société ; mon salon redevint peuplé, et je retrouvai ce plaisir de causer, et de causer à Paris, qui, je l’avoue, a toujours été pour moi le plus piquant de tous. Il n’y avait pas un mot sur Bonaparte dans mon livre, et les sentiments les plus libéraux y étaient exprimés, je crois, avec force. Mais alors la presse était encore loin d’être enchaînée comme à présent ; le gouvernement exerçait la censure sur les journaux, mais non pas sur les livres ; distinction qui pouvait se soutenir, si l’on avait usé de cette censure avec modération : car les journaux exercent une influence populaire, tandis que les livres, pour la plupart, ne sont lus que par des hommes instruits, et peuvent éclairer l’opinion, mais non pas l’enflammer. Plus tard on a institué dans le Sénat, je crois par dérision, une commission pour la liberté de la presse, et une autre pour la liberté individuelle, dont maintenant encore on renouvelle les membres tous les trois mois. Certainement les évêchés in partibus et les sinécures d’Angleterre donnent plus d’occupation que ces comités.

Depuis mon ouvrage sur la Littérature, j’ai publié Delphine, Corinne, et enfin mon livre sur l’Allemagne, qui a été supprimé au moment où il allait paraître. Mais, quoique ce dernier écrit m’ait attiré d’amères persécutions, les lettres ne me semblent pas moins une source de jouissances et de considération, même pour une femme. J’attribue ce que j’ai souffert dans la vie aux circonstances qui m’ont associée, dès mon entrée dans le monde, aux intérêts de la liberté que soutenaient mon père et ses amis ; mais le genre de talent qui a fait parler de moi, comme écrivain, m’a toujours valu plus de plaisir que de peine. Les critiques dont les ouvrages sont l’objet peuvent être très aisément supportées quand on a quelque élévation d’âme, et quand on aime les grandes pensées pour elles-mêmes encore plus que pour les succès qu’elles peuvent procurer. D’ailleurs, le public, au bout d’un certain temps, me paraît presque toujours très équitable ; il faut que l’amour-propre s’accoutume à faire crédit à la louange ; car avec le temps on obtient ce qu’on mérite. Enfin, quand même on aurait longtemps à souffrir de l’injustice, je ne conçois pas de meilleur asile contre elle que la méditation de la philosophie et l’émotion de l’éloquence. Ces facultés mettent à nos ordres tout un monde de vérités et de sentiments dans lequel on respire toujours à l’aise.

CHAPITRE IV : Conversation de mon père avec Bonaparte. – Campagne de Marengo

Bonaparte partit au printemps de 1800, pour faire la campagne d’Italie, connue surtout par la bataille de Marengo. Il passa par Genève, et comme il témoigna le désir de voir M. Necker, mon père se rendit chez lui, plus dans l’espoir de me servir que pour tout autre motif. Bonaparte le reçut fort bien et lui parla de ses projets du moment avec cette sorte de confiance qui est dans son caractère ou plutôt dans son calcul ; car c’est toujours ainsi qu’il faut appeler son caractère. Mon père n’éprouva point, en le voyant, la même impression que moi ; sa présence ne lui imposa point, et il ne trouva rien de transcendant dans sa conversation. J’ai cherché à me rendre compte de cette différence dans nos jugements, et je crois qu’elle tient d’abord à ce que la dignité simple et vraie des manières de mon père lui assurait les égards de tous ceux à qui il parlait, et que d’ailleurs, le genre de supériorité de Bonaparte provenant bien plus de l’habileté dans le mal que de la hauteur des pensées dans le bien, ses paroles ne doivent pas faire concevoir ce qui le distingue ; il ne pourrait, il ne voudrait expliquer son propre instinct machiavélique. Mon père ne parla point à Bonaparte de ses deux millions déposés au Trésor public ; il ne voulut lui montrer d’intérêt que pour moi, et il lui dit, entre autres choses, que, de la même manière que le Premier Consul aimait à s’entourer de noms illustres, il devait se plaire aussi à accueillir les talents célèbres comme décoration de sa puissance. Bonaparte lui répondit avec obligeance, et le résultat de cet entretien fut de m’assurer, du moins pour quelque temps, le séjour de la France. C’est la dernière fois que la main protectrice de mon père s’est étendue sur ma vie ; depuis il n’a pas été le témoin des persécutions cruelles qui l’auraient plus irrité que moi-même.

Bonaparte se rendit à Lausanne pour préparer l’expédition du mont Saint-Bernard ; le vieux général autrichien ne crut point à la hardiesse d’une telle entreprise, et ne fit pas les préparatifs nécessaires pour s’y opposer. Un corps de troupes peu considérable aurait suffi, dit-on, pour perdre l’armée française, au milieu des gorges des montagnes où Bonaparte la faisait passer ; mais, dans cette circonstance, comme dans plusieurs autres, on a pu appliquer aux triomphes de Bonaparte ces vers de J.-B. Rousseau :

L’inexpérience indocile

Du compagnon de Paul Émile

Fit tout le succès d’Annibal.

J’arrivai en Suisse, pour passer l’été avec mon père, suivant ma coutume, à peu près vers le temps où l’armée française traversait les Alpes. On voyait sans cesse des troupes parcourir ces paisibles contrées, que le majestueux rempart des Alpes devait mettre à l’abri des orages et de la politique. Pendant ces belles soirées d’été sur le bord du lac de Genève, j’avais presque honte de tant m’inquiéter des choses de ce monde, en présence de ce ciel serein et de cette onde si pure ; mais je ne pouvais vaincre mon agitation intérieure. Je souhaitais que Bonaparte fût battu, parce que c’était le seul moyen d’arrêter les progrès de sa tyrannie ; toutefois je n’osais encore avouer ce désir, et le préfet du Léman, M. d’Eymar, ancien député à l’Assemblée constituante, se rappelant le temps où nous chérissions ensemble l’espoir de la liberté, m’envoyait des courriers à toutes les heures, pour m’apprendre les progrès des Français en Italie. Il m’eût été difficile de faire concevoir à M. d’Eymar, homme fort intéressant d’ailleurs, que le bien de la France exigeait qu’elle eût alors des revers, et je recevais les prétendues bonnes nouvelles qu’il m’envoyait, d’une façon contrainte qui s’accordait mal avec mon caractère. N’a-t-il pas fallu apprendre sans cesse les triomphes de celui qui faisait retomber ses succès sur la tête de tous et de chacun ; et jamais, de tant de victoires, est-il résulté un seul bonheur pour la triste France ?

La bataille de Marengo a été perdue pendant deux heures ; ce fut la négligence du général Melas, qui se fia trop à ses succès, et l’audace du général Desaix, qui rendirent la victoire aux armes françaises. Pendant que le sort de la bataille était désespéré, Bonaparte se promenait lentement à cheval, devant ses troupes, pensif, la tête baissée, courageux contre le malheur ; n’essayant rien, mais attendant la fortune. Il s’est conduit plusieurs fois ainsi, et il s’en est bien trouvé. Mais je crois toujours que, s’il avait eu parmi ses adversaires un homme de caractère autant que de probité, Bonaparte se serait arrêté devant cet obstacle. Son grand talent est d’effrayer les faibles, et de tirer parti des hommes immoraux. Quand il rencontre l’honnêteté quelque part, on dirait que ses artifices sont déconcertés, comme les conjurations du démon par le signe de la croix.

L’armistice qui fut la suite de la bataille de Marengo, et dont la condition était la cession de toutes les places du nord de l’Italie, fut très désavantageux à l’Autriche. Bonaparte n’aurait pu rien obtenir de plus par la continuation même de ses victoires. Mais on dirait que les puissances du continent se sont fait honneur de céder ce qu’il eût encore mieux valu se laisser prendre. On s’est empressé avec Napoléon de lui sanctionner ses injustices, de lui légitimer ses conquêtes, tandis qu’il fallait, alors même qu’on ne pouvait le vaincre, au moins ne pas le seconder. Ce n’était pas trop demander aux anciens Cabinets de l’Europe ; mais ils ne comprenaient rien à une situation si nouvelle, et Bonaparte les étourdissait par tant de menaces et tant de promesses tout ensemble, qu’ils croyaient gagner en donnant, et se réjouissaient du mot de paix, comme si ce mot eût conservé le même sens qu’autrefois. Les illuminations, les révérences, les dîners et les coups de canon, pour célébrer cette paix, étaient absolument les mêmes que jadis ; mais, loin de cicatriser les blessures, elle introduisait dans le gouvernement qui la signait un principe de mort d’un effet certain.

Le trait le plus caractérisé de la fortune de Napoléon, ce sont les souverains qu’il a trouvés sur le trône. Paul Ier surtout lui a rendu des services incalculables ; il a pris pour lui l’enthousiasme que son père avait éprouvé pour Frédéric II, et il a abandonné l’Autriche dans le moment où elle essayait encore de lutter. Bonaparte lui persuada que l’Europe entière serait pacifiée pour des siècles, si les deux grands empires de l’Orient et de l’Occident étaient d’accord, et Paul Ier, qui avait quelque chose de chevaleresque dans l’esprit, se laissa prendre à ces mensonges. C’était un coup du sort pour Bonaparte que de rencontrer une tête couronnée si facile à exalter, et qui réunissait la violence à la faiblesse ; aussi regretta-t-il beaucoup Paul Ier, car nul homme ne lui convenait mieux à tromper.

Lucien, ministre de l’intérieur, qui connaissait parfaitement les projets de son frère, fit publier une brochure destinée à préparer les esprits à l’établissement d’une nouvelle dynastie. Cette publication était prématurée, elle fit un mauvais effet ; Fouché s’en servit pour perdre Lucien : il dit à Bonaparte que le secret était trop tôt révélé ; et au parti républicain, que Bonaparte désavouait son frère. En effet, Lucien fut envoyé alors comme ambassadeur en Espagne. Le système de Bonaparte était d’avancer de mois en mois dans la carrière du pouvoir ; il faisait répandre comme bruit des résolutions qu’il avait envie de prendre, afin d’essayer ainsi l’opinion. D’ordinaire même il avait soin qu’on exagérât ce qu’il projetait, afin que la chose même, quand elle arrivait, fût un adoucissement à la crainte qui avait circulé dans le public. La vivacité de Lucien cette fois s’emporta trop loin, et Bonaparte jugea nécessaire de le sacrifier, en apparence, pendant quelque temps.


Remerciements

Merci à la Bibliothèque numérique romande (ebooks-bnr.com) pour la mise à disposition de ce texte.

Et merci à Wikipedia pour ce ‘Portrait of Mme de Staël mentioned in Women painters of the world, from the time of Caterina Vigri, 1413-1463, to Rosa Bonheur and the present day, by Walter Shaw Sparrow, The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, 27 Paternoster Row, London’.

 
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